LA JURISPRUDENCE DE LA TERRE
Définition et enjeu de la Jurisprudence de la Terre
La jurisprudence de la Terre est la philosophie juridique et de gouvernance selon laquelle l’univers et la Terre, en tant qu’essences de la vie, sont les sources primaires des droits. Sur cette base, elle envisage les entités naturelles comme sujets de droits. « L’univers est une communion de sujets et non une collection d’objets », souligne Thomas Berry, le philosophe qui a théorisé la jurisprudence de la Terre. L’ensemble des composantes du monde naturel forment ainsi la communauté indivisible de la vie : la Communauté de la Terre. L’être humain appartient à cette communauté au sein de laquelle chaque membre est appelé à, et doit pouvoir, jouer son rôle en faveur des processus sans cesse renouvelés de la vie et du système global, le système Terre.
Rompant avec l’anthropocenctrisme multiséculaire à l’origine des dérèglements environnementaux et selon lequel l’être humain est propriétaire et souverain du vivant, la Jurisprudence de la Terre appréhende l’Homme comme un élément d’une plus large communauté d’êtres. Le bien-être de chaque membre dépend du bien-être de la Terre en tant que tout. Ce faisant, les sociétés humaines ne seront viables et ne pourront prospérer que si elles se régulent en tant que composantes de la Communauté de la Terre, en accord avec les grands mécanismes de la Terre et de l’univers.
Profond changement de paradigme, cette philosophie vise à transformer notre rapport au monde en passant d’une vision aujourd’hui utilitariste, centrée sur l’Homme, à une approche coopératrice, centrée sur la Terre. Parce qu’elle est interdisciplinaire, la jurisprudence de la Terre a vocation à irriguer et faire évoluer différentes sphères de la société. A commencer par le droit, via la reconnaissance des droits de la nature et l’élaboration de Wild Laws et d’un droit de la Terre, mais également à travers l’éducation, l’économie ou encore les sciences humaines. La Jurisprudence de la Terre est depuis une dizaine d’années promue par le groupe de travail Harmonie avec la Nature de l’ONU. Elle se développe également dans un nombre grandissant de pays, notamment en Amérique Latine, aux Etats-Unis, en Afrique ou encore en Australie.
Il est nécessaire de développer une jurisprudence reconnaissant que les humains sont inséparables de l’écosystème planétaire et que, pour que celui-ci fonctionne correctement, les sociétés humaines doivent réguler leur comportement de manière à soutenir plutôt que saper l’intégrité et la santé de la communauté de la vie sur Terre.
Les éléments matriciels de la Jurisprudence de la Terre
Depuis la liste historique des 10 principes dégagés par Thomas Berry (voir ci-dessous), on peut aujourd’hui distinguer cinq éléments matriciels de la Jurisprudence de la Terre.
1) La subjectivité : chaque entité naturelle (un individu, une espèce, un écosystème) est sujet de droits.
2) La communauté : les entités naturelles coexistent, elles forment un tout : la Communauté de la Terre. Le tout prime sur l’individualité.
3) L’interdépendance : chaque entité a besoin des autres pour vivre.
4) La réciprocité et la relation mutuellement bénéfique : les membres doivent jouer un rôle mutuellement bénéfique au service de la communauté.
5) La loi et l’organisation : l’univers et la communauté terrestre sont régis par des modèles concrets et compréhensibles.
Convergences autochtones et scientifiques
Au regard de ces éléments, la jurisprudence de la Terre propose donc une approche holistique, interdépendante et coopératrice des relations qui rythment la Communauté de la Terre. Elle réintègre l’Homme dans la Nature de laquelle il s’était détaché au fil des âges, notamment depuis Descartes. En cela, la Jurisprudence de la Terre partage la vision des peuples autochtones qui envisagent la nature comme un tout auquel ils appartiennent.
Elle voisine également avec des références scientifiques telles que la théorie de Gaïa de James Lovelock qui appréhende la Terre comme un système interdépendant. En soulignant l’importance majeure des relations entre membres de la communauté de la vie, dans l’exercice de leurs droits, la jurisprudence de la Terre rejoint également les démonstrations scientifiques récentes selon lesquelles le développement de la vie, au cours de l’évolution, est davantage le fait de coopération que de compétition. Démonstrations dont Lynn Marguis, et plus récemment Pablo Servigne et Gauthier Chapelle se font fait l’écho.
Dépassant l’anthropocentrisme écocidaire, la Jurisprudence de la Terre propose le socle d’un cadre juridique et de gouvernance favorisant l’indispensable changement de modèle et la transition vers un contrat naturel. Elle fait entrer l’Humanité dans une nouvelle ère qui, sans gommer les Etats et citoyennetés, la fait grandir en agissant en tant que membre et au service de la Communauté de la Terre.
Communauté de la Terre, biosphère et homosphère
La vie s’est développée sur Terre il y a 3,8 milliards d’années. L’Homme, Homo Sapiens, est apparu il y a 200 000 ans. Or depuis quelques décennies, l’Homme, Homo Economicus, qui ne représente que 0,01% de la vie sur Terre a pris le contrôle et imposé ses règles à la biosphère. Autrement dit le sous-système qu’est la bulle de l’Homme, l’« Homosphère », qui répond à des logiques de compétition, de court-termisme, d’échanges mondialisés, de maximisation et linéarité de la production a mis sous esclavage le système global, la biosphère, qui l’englobe et dont il dépend. Et ce, alors que la biosphère repose elle essentiellement sur des mécanismes, entre autres, de coopération, d’utilisation circulaire et raisonnée des ressources, ainsi que d’approvisionnement local.
Via la Jurisprudence de la Terre, l’enjeu est donc de réajuster les lois humaines aux grands mécanismes de la biosphère qu’elles bafouent depuis trop longtemps. En somme, de faire en sorte que l’Homme respecte ce qu’on pourrait qualifier de « hiérarchie des normes écologiques ». Cet enjeu implique que l’Homme, en tant que membre de la Communauté de la Terre assure un rôle mutuellement bénéfique au service de l’ensemble de cette Communauté, tel que Thomas Berry le propose. Ce rôle peut se comprendre à la manière de l’action des cellules du corps humain qui jouent à leur niveau un rôle vital pour le bien de l’ensemble du corps. On peut également le reconnaître dans l’action des citoyens qui paient leurs impôts à ce tout qu’est l’Etat en retour des services publics (de santé, d’éducation, etc.) dont ils bénéficient. En somme, dans cette même logique, l’Homme doit aujourd’hui transformer son rapport à la Communauté de la Terre afin de lui apporter en retour une partie de ce que le monde naturel lui apporte.
Les 10 principes de la Jurisprudence de la Terre
En 2001, Thomas Berry a balisé les contours de la Jurisprudence de la Terre autour des 10 principes fondamentaux suivants.