Tribune initialement parue sur le site du journal La Croix le 18 avril 2018 à quelques jours de la Journée Internationale de la Terre.
« Tout était là pour toujours, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien ». Ainsi l’anthropologue Alexei Yurchak résumait-il l’illusion dans laquelle baignait l’Union soviétique avant sa disparition. A l’ère de l’anthropocène, les réponses des sociétés occidentales au défi écologique planétaire trahissent pour l’essentiel elles aussi un mirage. Celui d’une inébranlable foi en la pérennité de l’Homme sur Terre au seul moyen de solutions anthropocentrées.
Un anthropocentrisme multiséculaire
Chaque jour, médias et scientifiques martèlent de nouveaux chiffres révélant l’impact croissant de l’Homme sur le Vivant. Ces informations viennent inexorablement grossir le long cortège de données accumulées au fil des dernières décennies. Perspective d’un réchauffement à 4° d’ici 2100 et érosion massive de la biodiversité en sont les principaux signaux récents. A l’accélération et la combinaison des menaces, nos gouvernements s’évertuent à répondre mécaniquement par des solutions dépourvues d’éthique environnementale, principalement technicistes, soutenues par la technologie, l’ingénierie et autres innovations de marchandisation de la Nature, tels les paiements pour services environnementaux.
L’écueil qu’ont pour dénominateur commun ces initiatives tient en leur anthropocentrisme multiséculaire. Elles sont mues par ce même désir de préserver une nature, propriété de l’Homme, par l’Homme et pour l’Homme. Et ce, dans l’objectif ultime d’entretenir un système économique dont on sait pourtant qu’il est en bonne partie à l’origine de la dégradation des écosystèmes.
L’enjeu est de fonder un nouveau rapport à la Nature
Or, parce que l’Homme n’a d’avenir dans un environnement exsangue, ce qu’exige désormais le réel et que notre raison n’arrive à concevoir ou se refuse à reconnaître apparaît de plus en plus clairement. Pour garantir notre avenir, il ne s’agit plus uniquement de tempérer l’impact humain sur le Vivant, à grand renfort d’innovations et de stratégies de développement durable dans tel et tel secteurs. Véritable changement de paradigme, l’enjeu est de fonder un nouveau rapport à la Nature et d’instituer une gouvernance de la Terre.
Cette ambition exige d’abord de rompre avec l’idée enracinée en Occident, notamment avec Descartes, de la séparation de l’Homme de la Nature. Au fil des siècles, celle-ci a injustement validé l’hégémonie d’un Homme sujet et propriétaire exclusif d’une Nature objet dont il peut librement disposer jusqu’à en outrepasser les limites et cycles. Convoqués par cette nécessaire transition philosophique et culturelle, nous devons nous repenser non plus comme souverains mais en tant qu’entités accompagnatrices et interdépendante de l’ensemble du monde vivant.
Une approche davantage biocentrée
Dans cette perspective, l’Homme devient un membre de la Communauté de la Terre et cette dernière, ainsi que les écosystèmes qui la composent, ne sont plus alors envisagés comme une collection de ressources mais un ensemble d’organismes vivants aux fonctions et rôles interdépendants.
En adoptant progressivement une approche davantage biocentrée, nous serons à même d’établir des règles systémiques non plus dictées par la seule raison humaine mais guidées par les lois fondamentales de la Nature, doctrine que l’écothéologien américain Thomas Berry a théorisée sous le nom de Jurisprudence de la Terre. Selon cette philosophie, la Terre et l’Univers sont les sources primaires des lois naturelles qui régissent la vie. La Jurisprudence de la Terre fournit la base philosophique à sa gouvernance. Et celle-ci commence par notre Pacte commun. Le contrat social d’Hobbes, Locke et Rousseau liant les hommes entre eux, en excluant la Nature du monde, se transforme en un contrat naturel, tel que proposé par le philosophe et académicien Michel Serres, qui vient lier la société humaine au monde naturel auquel elle appartient.
Coopération avec les écosystèmes
C’est sur la base de la Jurisprudence de la Terre et du contrat naturel que peut s’établir la gouvernance de la Terre que l’avocat environnemental Cormac Cullinan définit en paraphrasant Abraham Lincoln comme « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour la Terre ». L’idée est d’étendre notre démocratie à des entités non humaines telles des écosystèmes en élaborant des cadres et règles qui permettent à chaque composante de la Communauté de la Terre de jouer son rôle et de prospérer durablement. Gouverner en faveur de la planète, c’est nécessairement gouverner au service de l’Homme puisque du bien-être des écosystèmes dépend indissociablement celui des êtres humains. Nourrie de la Jurisprudence de la Terre et mise en œuvre à destination de la Communauté du Vivant, cette gouvernance vise in fine à bâtir une relation mutuellement bénéfique entre l’Homme et la Nature, sous la forme d’une coopération avec les écosystèmes dans le respect de leur intégrité et de leurs fonctions.
Reconnaître à la Nature ses droits
Pareille ambition, aussi vitale qu’exigeante pour nos esprits anthropocentrés, requiert de reconnaître à la Nature ses droits au titre de sa valeur intrinsèque. Notamment celui de vivre, de se régénérer, d’être protégée et restaurée en cas de dégradation. En reconnaissant ainsi les écosystèmes comme sujets de droits, véritable révolution juridique et philosophique s’il en est, l’Homme sera mieux à même de protéger la biosphère. Mais surtout, les Droits de la Nature, en tant que rouages de la gouvernance de la Terre et condition préalable au respect des Droits de l’Homme, ont vocation à irriguer l’ensemble des champs du droit afin de contribuer, dans tous les secteurs (économie, éducation, science, etc.), à façonner une société plus symbiotique avec les écosystèmes. Signe encourageant, des Etats-Unis à la Nouvelle-Zélande, de l’ONU à l’Equateur, les Droits de la Nature se développent à travers le monde depuis les années 2000.
Ces nouveaux concepts pourront sembler angéliques, pompeux ou inapplicables. On n’efface pas des siècles d’anthropocentrisme en un jour, ni même en quelques années. Heureusement l’impossible est temporaire. Souvenons-nous que des siècles ont été nécessaires à l’avènement des Droits de l’Homme, et que, depuis leur consécration, ce qui était jusqu’alors inimaginable est devenu une évidence pour tous. Que l’Histoire alors nous inspire puisqu’elle nous commande. Car nous sommes probablement la seule génération à disposer de toutes les cartes possibles pour contenir la crise environnementale à un monde vivable et sans doute aussi la dernière à pouvoir encore le faire.
Nicolas Blain (@Nicolas_Blain sur Twitter)